II

J’avais espéré avoir le temps de prendre un bain et de me changer avant d’affronter le tumulte qui ne manquerait pas de se produire lorsque les autres apprendraient la mort d’Armadale. Quoique j’eusse l’habitude de « vivre à la dure », je n’avais pas changé de vêtements depuis presque vingt-quatre heures, ce qui montrait dans quel tourbillon d’activité j’avais été prise depuis lors. Toutefois, sitôt entrée dans la cour, je compris que cette petite satisfaction serait de nouveau différée. D’emblée, je fus frappée par le silence insolite. Les domestiques auraient dû être levés et vaquer à leurs corvées depuis longtemps. Je vis alors Mary venir vers nous en courant. Elle avait les cheveux en désordre, les yeux mouillés de larmes.

— Dieu merci, vous êtes là ! s’exclama-t-elle.

— Calmez-vous, ma chère, dis-je doucement. S’agit-il d’Arthur ? Est-il… ?

— Non, grâce au ciel, il semble plutôt aller un peu mieux. Mais tout le reste est si terrible, Amelia…

La voyant sur le point de s’effondrer, je lui dis d’un ton ferme :

— Eh bien ! mon petit, nous sommes là et vous n’avez plus de souci à vous faire. Venez dans le salon et prenons une tasse de thé pendant que vous nous conterez ce qui s’est passé.

Les lèvres tremblantes de Mary esquissèrent un vaillant sourire.

— C’est une partie du désastre. Il n’y a pas de thé, ni de petit déjeuner. Les serviteurs se sont mis en grève. L’un d’eux a découvert, voici quelques heures, le corps de ce pauvre Alan. La nouvelle s’est propagée rapidement et, quand, je suis allée à la cuisine commander le petit déjeuner pour la garde-malade, j’ai trouvé Ahmed en train de faire son balluchon. J’ai cru devoir alerter Lady Baskerville, en sa qualité de maîtresse de maison, et…

— Et Lady Baskerville a aussitôt piqué une crise de nerfs, achevai-je.

— Elle a eu une vive réaction, rectifia Mary avec tact. Mr. Vandergelt est à la cuisine avec Ahmed ; il s’emploie à le persuader de rester. Karl est allé au village pour tenter d’embaucher des remplaçants…

— L’idiot ! rugit Emerson. Il n’a pas à quitter ainsi la maison sans me consulter. D’autant que son initiative se révélera futile. Amelia, voulez-vous aller… hum… persuader Ahmed de défaire son bagage ? Les autres suivront son exemple. J’avais prévu d’envoyer Karl prendre la relève de O’Connell ; à présent, je vais devoir dépêcher Feisal ou Daoud. Je vais leur parler moi-même. Commençons par le commencement.

Sur cette forte déclaration, il tourna les talons. Mary tendit vers lui une main timide :

— Professeur…

— Ne me retardez pas, mon enfant. J’ai beaucoup à faire.

— C’est que, monsieur… vos hommes aussi sont en grève.

À ces mots, Emerson s’arrêta au beau milieu d’une enjambée, le pied droit en suspens une quinzaine de centimètres au-dessus du sol. Puis il l’abaissa, très lentement, comme s’il marchait sur une plaque de verre. Ses grandes mains se crispèrent et un rictus mauvais découvrit ses dents. Mary poussa un cri étouffé et se rapprocha de moi, apeurée.

— Calmez-vous, Emerson, lui dis-je. Vous aurez une crise cardiaque, un de ces quatre matins. Nous aurions dû prévoir cela ; voici déjà plusieurs jours que le problème se serait présenté, si votre personnalité charismatique n’avait pas pesé sur les ouvriers.

La bouche d’Emerson se referma avec un claquement sec.

— Me calmer ? répéta-t-il. Me calmer ? Je ne saurais dire ce qui vous fait supposer que je ne suis pas parfaitement calme. Veuillez m’excuser un moment, mesdames. Je m’en vais parler calmement à mes hommes et leur faire observer calmement que, s’ils ne se préparent pas sur-le-champ à reprendre le travail, je les assommerai calmement, l’un après l’autre.

Sur ce, il s’éloigna d’un pas lent et majestueux. Quand je le vis ouvrir la porte de notre chambre, je me perdis en conjectures ; puis je compris qu’il empruntait l’itinéraire le plus direct, en passant par la fenêtre. Je me pris à espérer que, dans son irrésistible avancée, il n’irait pas marcher sur le chat ou piétiner mes affaires de toilette.

— Le manque total de logique de la gent masculine ne laisse pas de me stupéfier, déclarai-je. Il y a peu de danger que la tombe soit attaquée en plein jour ; Emerson aurait pu attendre que nous ayons réglé les autres questions, autrement pressantes. Mais, comme d’habitude, tout me retombe sur les bras. Retournez auprès d’Arthur, ma chère. Je vous ferai porter un petit déjeuner sous peu.

— Mais comment… ? bredouilla Mary, les yeux écarquillés.

— Laissez-moi faire.

Je trouvai Mr. Vandergelt en compagnie d’Ahmed. Le cuisinier était accroupi par terre, au milieu des balluchons qui contenaient ses biens terrestres, y compris sa précieuse batterie de cuisine. Le visage empreint de sérénité, il contemplait rêveusement le plafond cependant que Vandergelt lui agitait sous le nez des poignées de dollars américains.

Lorsque je quittai la cuisine, Ahmed avait repris le travail. Je ne saurais m’en attribuer tout le mérite ; en affichant une indifférence excessive vis-à-vis de l’argent, Ahmed avait trahi le fait que la vue des billets verts commençait à l’affecter. Le salaire qu’il consentit enfin à accepter était véritablement princier ; je crois néanmoins, non sans fierté, que mes fervents appels à l’honneur, à la loyauté, à l’amitié, portèrent également leurs fruits.

Je repoussai avec grâce les congratulations que me prodiguait Mr. Vandergelt et lui demandai de transmettre la bonne nouvelle à Lady Baskerville. Je pus alors, enfin, me dépouiller de mes vêtements crottés. Je constatai avec soulagement que les cruches d’eau, dans la salle de bains, étaient remplies. Quoique j’eusse aimé prolonger mon immersion dans l’eau fraîche, je me hâtai autant que possible, car j’étais bien persuadée que, si la crise urgente avait été résolue, d’autres problèmes m’attendaient. J’étais à moitié habillée quand Emerson enjamba l’appui de la fenêtre ; sans même m’accorder un regard, il entra dans la salle de bains et claqua la porte.

Je compris, à sa mine sombre, que sa mission avait échoué. Quel que fût mon désir de le réconforter, je ne pouvais malheureusement m’attarder ; de toute manière, il n’était certes pas d’humeur à accepter des condoléances dans l’immédiat.

Je me rendis dans la salle à manger, où un serveur disposait sur la desserte des assiettes fumantes ; je lui ordonnai de préparer un plateau et de me suivre jusqu’à la chambre d’Arthur. À mon entrée, Mary se leva de sa chaise en poussant un cri de surprise.

— Vous avez donc convaincu les domestiques de rester ?

— Trêve de grève, répliquai-je avec esprit. Bonjour, ma sœur.

La religieuse me salua avec bienveillance. Son visage rond était frais et rose, comme si elle avait dormi pendant huit heures, et j’observai que, malgré ses vêtements épais, elle n’avait pas une goutte de transpiration sur le front. Pendant qu’elle attaquait son petit déjeuner bien mérité, j’examinai mon patient.

L’optimisme de Mary était justifié. Le jeune homme avait encore le visage creusé, les paupières étroitement closes, mais son pouls battait nettement plus fort.

— Il faut maintenant qu’il s’alimente, dis-je. Peut-être un bouillon de viande ou de légumes… Je vais demander à Ahmed de faire cuire un poulet. Il n’y a rien de plus fortifiant qu’un bouillon de poulet.

— Le docteur a suggéré du cognac, dit Mary.

— Rien de pis. Allez vous reposer dans votre chambre, Mary. Si vous continuez ainsi, vous tomberez malade à votre tour, et que deviendrai-je alors ?

Cet argument stoppa net les objections de la jeune fille. Lorsqu’elle fut sortie, après un dernier regard sur le visage figé de son amant, je m’assis près du lit.

— Ma sœur, je dois vous parler franchement.

La nonne hocha la tête et m’adressa un grand sourire, mais ne dit mot.

— Êtes-vous muette ? m’enquis-je sèchement. Répondez, je vous prie.

Le front placide de la brave femme se plissa.

— Comment ? s’enquit-elle en français.

— Doux Jésus ! soupirai-je. Vous ne parlez pas l’anglais, je suppose ? Vous nous serez d’une grande aide si Arthur se réveille et essaie de raconter ce qui lui est arrivé ! Enfin… nous devons faire de notre mieux.

Dans les termes les plus simples possible, j’entrepris d’expliquer la situation à la religieuse. Je compris, à son expression ahurie, qu’elle croyait que son malade avait été victime d’un accident ; personne n’avait parlé de tentative de meurtre. La surprise fit place à l’inquiétude sur son visage quand je fis remarquer que le meurtrier risquait de revenir achever sa tâche.

— Donc, conclus-je, vous comprenez bien, ma sœur, qu’on ne doit jamais laisser seul ce jeune homme. Soyez sur vos gardes, vous aussi. Je ne pense pas que vous soyez en danger, mais il est possible que le gredin essaie de vous droguer pour pouvoir approcher sa victime. Ne touchez qu’à la nourriture que je vous apporte de mes propres mains.

— Ah, mon Dieu ! s’exclama La sœur en prenant son chapelet. Mais quelle affaire !

— Je ne saurais mieux dire. Cependant, vous n’allez pas nous abandonner ?

Après un bref débat intérieur, la religieuse inclina la tête.

— Nous sommes entre les mains du Seigneur, dit-elle. Je vais prier.

— Excellente idée, mais je vous suggère également d’ouvrir l’œil. N’ayez crainte, ma sœur, je vais m’arranger pour vous avoir un garde. Vous pourrez lui faire totalement confiance.

Je me rendis aussitôt, via ma fenêtre, au bâtiment où nos hommes étaient logés. Plusieurs d’entre eux se prélassaient dans l’herbe en toute insouciance.

À ma vue, ils disparurent précipitamment dans la maison. Seul resta Abdullah, adossé à un palmier, une cigarette entre les doigts.

— Je suis indigne de votre confiance, Sitt, murmura-t-il. Je vous ai manqué.

— Ce n’est pas votre faute, Abdullah, les circonstances sont exceptionnelles. Avant longtemps, je vous le promets, Emerson et moi aurons résolu cette affaire et convaincu les hommes que ces tragédies ont été causées par la malveillance humaine. Je viens maintenant vous demander une faveur. Les hommes accepteraient-ils d’aider aux tâches de la maison ? Il me faut quelqu’un pour monter la garde devant la fenêtre du malade et le protéger, ainsi que la sainte femme en noir.

Abdullah m’assura que ses compagnons seraient heureux, pour soulager leur conscience coupable, de m’assister dans tous les domaines qui ne concernaient pas directement la tombée maudite. Je pus ainsi faire mon choix parmi une douzaine de volontaires. Je jetai mon dévolu sur Daoud, l’un des nombreux neveux d’Abdullah, et le présentai à la religieuse. L’esprit en paix sur ce point, je pus enfin aller prendre mon petit déjeuner.

Emerson était déjà à table, déchiquetant avec fureur ses œufs au bacon. Karl était revenu ; assis le plus loin possible de mon époux, les moustaches tombantes, il mangeait à petites bouchées timides. J’en déduisis qu’il avait eu droit à une verte semonce d’Emerson, et j’en fus navrée pour lui. Vandergelt, en éternel gentleman, se leva pour m’avancer un siège.

— La situation n’est guère brillante, dit-il. Je ne sais pas combien de temps encore nous pourrons tenir dans ces conditions. Comment va notre malade, aujourd’hui, madame Amelia ?

— Aucun changement, répondis-je en me servant une tasse de thé. Je doute qu’il retrouve un jour la parole, le malheureux. Où est Lady Baskerville ?

À peine avais-je terminé ma phrase que la dame fit une entrée majestueuse. Elle était en déshabillé, les cheveux répandus sur ses épaules. Devant mon regard stupéfait, elle eut la grâce de rougir.

— Veuillez excuser ma tenue. Atiyah, ma stupide servante, s’est enfuie et je suis trop nerveuse pour rester seule. Qu’allons-nous devenir ? La situation est désespérée.

— Nullement, répondis-je en beurrant mon toast. Asseyez-vous, Lady Baskerville, et prenez quelque chose. Vous vous sentirez mieux quand vous aurez mangé.

— Impossible !

Elle se mit à arpenter la pièce en se tordant les mains. Il ne lui manquait qu’une brassée de fleurs sauvages pour incarner une Ophélie d’âge passablement mûr. Karl et Vandergelt s’efforcèrent de la calmer. Pour finir, elle se laissa escorter jusqu’à une chaise.

— Je ne puis rien avaler, décréta-t-elle. Comment va ce pauvre Mr. Milverton… ou Lord Baskerville, devrais-je dire ? J’ai bien du mal à m’y retrouver. J’ai essayé de le voir mais Mary m’en a empêchée, avec un zèle des plus intempestifs. Elle a eu l’impudence de me dire, Radcliffe, qu’elle obéissait à vos ordres.

— Je craignais qu’une visite ne vous bouleverse, répondit froidement Emerson. Soyez assurée que tout est mis en œuvre pour le sauver. Il n’y a pas grand-chose à faire, hélas ! C’est bien votre avis, Amelia ?

— Il est à l’agonie, dis-je sans ambages. Je doute qu’il reprenne conscience.

— Encore une tragédie !

Lady Baskerville tordit ses longues mains d’albâtre, geste qui eut l’avantage d’étaler leur délicate beauté.

— Je suis à bout de forces, reprit-elle. Si pénible que me soit cette décision, Radcliffe, je dois m’incliner devant le destin. La mission est annulée. J’exige que la tombe soit refermée, aujourd’hui même.

J’en laissai choir ma cuiller.

— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! D’ici une semaine, elle sera pillée par les voleurs !

— Je n’ai cure des voleurs ni des tombes ! s’écria-t-elle. Que représentent d’anciennes reliques en regard de vies humaines ? Deux hommes sont morts, un autre est à la dernière extrémité…

— Trois hommes, intervint posément Emerson. À moins que vous ne considériez pas Hassan, le veilleur, comme un être humain ? Ce n’était pas un aigle, je vous l’accorde ; toutefois, serait-il l’unique victime que je me sentirais pareillement dans l’obligation de livrer son assassin à la justice. Et j’ai bien l’intention de le faire, Lady Baskerville, tout comme j’ai l’intention de finir d’excaver la tombe.

Lady Baskerville en demeura bouche bée.

— Vous n’avez pas le droit, Radcliffe. Je vous ai engagé et je peux…

— En aucun cas, l’interrompit Emerson. Vous m’avez supplié de poursuivre les fouilles et vous avez précisé, si j’ai bonne mémoire, que votre époux avait laissé des subsides pour permettre à son successeur de mener à bien le chantier. De surcroît, j’ai le firman de Grebaut me nommant responsable de l’expédition. Oh ! cela pourrait éventuellement donner lieu à une longue et complexe bataille juridique, quand tout sera dit, mais… – Une lueur malicieuse brilla dans ses yeux – … j’apprécie les batailles, juridiques ou autres.

Lady Baskerville prit une profonde inspiration. Sa poitrine enfla dans des proportions alarmantes.

— Tudieu, Emerson, s’insurgea Vandergelt, ne parlez pas sur ce ton à votre hôtesse !

— Restez en dehors de cela, répliqua Emerson. Cette affaire ne vous concerne pas.

— Détrompez-vous. – L’Américain vint se poster auprès de Lady Baskerville. – J’ai demandé à cette dame de devenir mon épouse, et elle m’a fait l’honneur d’accepter.

— N’est-ce pas un peu rapide ? observai-je en étalant de la confiture sur un autre toast (mes activités de la journée et de la nuit m’avaient ouvert l’appétit.) Lord Baskerville étant décédé depuis moins d’un mois…

— Naturellement, nous attendrons le moment opportun pour annoncer nos fiançailles, protesta Vandergelt d’un ton offusqué. Je ne vous en aurais rien dit si la situation n’avait été si périlleuse. Cette pauvre femme a besoin d’un protecteur et Cyrus Vandergelt, U.S.A., a le privilège d’endosser ce rôle. Je pense, ma chère, que vous devriez quitter cette maison maudite et vous installer à l’hôtel.

— J’obéirai à vos moindres désirs, Cyrus, murmura la dame d’une petite voix soumise. Mais dans ce cas, venez avec moi. Je refuse de prendre la fuite, vous laissant en danger.

— Elle a raison, Vandergelt, dit Emerson. Désertez le navire qui coule.

Une expression embarrassée se peignit sur les traits irréguliers de l’Américain.

— Vous savez très bien que je n’en ferai rien. Non, monsieur ! Cyrus Vandergelt n’est pas un bluffeur.

— Mais Cyrus Vandergelt est un passionné d’archéologie, dit Emerson d’un ton railleur. Avouez-le, Vandergelt : vous ne pourrez pas vous arracher d’ici avant de savoir ce qui se trouve derrière le mur de la tombe, au bout du couloir. Qu’est-ce qui va l’emporter ? La félicité conjugale ou l’égyptologie ?

Je souris intérieurement en voyant la torturante indécision qui crispait le visage de l’Américain. Cette hésitation n’était guère flatteuse pour la future épousée (mais je dois admettre que, face à un tel dilemme, Emerson aurait sans doute hésité lui aussi).

Lady Baskerville était trop avisée pour imposer à son fiancé un sacrifice consenti à contrecœur.

— Si tel est votre souhait, Cyrus, vous devez rester, bien sûr. Pardonnez-moi, j’étais désemparée. Je vais mieux, à présent.

Elle se tamponna les yeux avec un coquet mouchoir de dentelle cependant que Vandergelt lui tapotait distraitement l’épaule. Soudain, le visage de l’Américain s’éclaira.

— J’y suis ! Au fond, le choix ne s’impose pas. Dans des moments comme celui-ci, les conventions doivent céder le pas à la nécessité. Que diriez-vous, ma chère petite, de défier le monde et de m’appartenir dès maintenant ? Nous pourrons nous marier à Louxor, et j’aurai alors le droit de rester auprès de vous jour et… enfin, à tout moment et en tous lieux.

— Oh, Cyrus ! s’exclama Lady Baskerville. C’est tellement précipité. Je ne devrais pas… mais d’un autre côté…

— Félicitations, lui dis-je. Vous nous excuserez, j’espère, de ne pas assister à la cérémonie. Je serai occupée avec une momie à ce moment-là.

D’un seul élan, Lady Baskerville bondit de sa chaise et se jeta à mes pieds.

— Ne me jugez pas durement, madame Emerson ! Que les esprits conformistes me condamnent, soit ; mais j’avais espéré que vous seriez la première à me comprendre. Je suis si seule ! Allez-vous m’abandonner, vous, une sœur, à cause d’une convention aussi surannée qu’insensée ?

Prenant mes mains – toast compris – dans les siennes, elle inclina humblement la tête.

Soit cette femme était une actrice consommée, soit elle était sincèrement contristée. Il eût fallu avoir un cœur de granit pour ne pas se laisser émouvoir.

— Allons, Lady Baskerville, reprenez-vous, lui dis-je. Vous mettez de la confiture partout sur votre manche.

La réponse me parvint dans un murmure étouffé, la dame ayant enfoui sa tête dans mon giron :

— Je ne me relèverai point tant que vous n’aurez pas dit que vous comprenez et pardonnez ma décision.

— Mais oui, mais oui. Levez-vous, s’il vous plaît. Je serai votre dame d’honneur, votre pot de fleurs, je vous conduirai à l’autel, tout ce que vous voudrez, mais relevez-vous.

Vandergelt joignit ses instances aux miennes, et Lady Baskerville consentit enfin à me restituer mes mains ainsi que mon toast en miettes. Je croisai le regard de Karl von Bork, qui observait la scène en secouant la tête, bouche bée.

— Je vous remercie, soupira Lady Baskerville. Vous êtes une véritable femme, madame Emerson.

— C’est exact, renchérit Vandergelt. Vous êtes chic, madame Amelia. Jamais je n’aurais proposé cette solution si les circonstances n’étaient tellement désespérées.

La porte s’ouvrit à la volée et, tel un tourbillon, Mrs. Berengeria fit son entrée. Aujourd’hui, elle était drapée dans un peignoir en lambeaux et ne portait pas sa perruque. Ses cheveux effilés, que je voyais pour la première fois, étaient presque uniformément blancs. Vacillante, elle parcourut la pièce de ses yeux injectés de sang.

— On laisse les gens mourir de faim, ici ! marmonna-t-elle. Serviteurs insolents… maisonnée détestable… où y a-t-il à manger ? J’exige… Ah, te voilà !

Son regard brouillé se concentra sur mon mari, qui écarta sa chaise de la table et se redressa, prêt à battre en retraite.

— Te voilà, Touth… Touthmôsis, mon amant !

Elle se rua vers lui, trébucha et s’affala tête ou plutôt, bedaine la première sur la chaise d’Emerson, que celui-ci avait prestement désertée. Même moi, pourtant endurcie, je me sentis contrainte de détourner les yeux de l’affligeant spectacle ainsi offert.

— Mes aïeux ! dit Emerson.

Berengeria glissa par terre, roula sur le dos et se mit sur son séant.

— Où est-il ? gronda-t-elle en louchant sur le pied de la table. Où est-il parti ? Touthmôsis, mon époux et amant…

— Je suppose que sa servante s’est enfuie avec les autres domestiques, dis-je d’un ton résigné. Nous ferions mieux de la ramener dans sa chambre. Où diantre s’est-elle procuré du cognac à cette heure matinale ?

C’était une question de pure forme, et nul ne tenta d’y répondre. Non sans difficulté, Karl et Vandergelt, avec mon aide, hissèrent la dame en position verticale et l’évacuèrent de la pièce. J’envoyai Karl à la recherche de la servante disparue, ou d’un ersatz raisonnable, puis je regagnai la salle à manger. Lady Baskerville était partie ; Emerson buvait tranquillement son thé en prenant des notes sur un carnet.

— Asseyez-vous, Peabody, dit-il. Il est temps de tenir un conseil de guerre.

— Auriez-vous réussi à convaincre les hommes de reprendre le travail ? Vous me semblez beaucoup plus joyeux que tout à l’heure, et je ne pense pas que l’admiration de Mrs. Berengeria à votre endroit soit la cause de cette belle humeur.

Emerson ignora la pointe.

— Non, dit-il, je n’ai pas réussi, mais j’ai élaboré un plan qui pourrait bien avoir l’effet désiré. Je dois me rendre à Louxor. Je vous demanderais volontiers de m’accompagner, mais je n’ose laisser la maison sans qu’au moins l’un de nous deux soit présent. Je ne puis me fier à personne d’autre que vous. Amelia, ne laissez surtout pas le jeune Baskerville sans surveillance.

Je lui fis part de l’initiative que j’avais prise, et il en parut satisfait.

— Excellent ! Daoud est un homme de confiance. Néanmoins, je compte sur vous pour veiller également au grain. Votre description de l’état désespéré du malade était destinée à brouiller les pistes, j’espère ?

— Précisément. En réalité, il semble reprendre des forces.

— Excellent ! répéta Emerson. Soyez sur le qui-vive, Peabody. Ne vous fiez à personne. Je crois connaître l’identité de l’assassin, mais…

— Quoi ? m’écriai-je. Vous savez…

Emerson plaqua l’une de ses grandes mains sur ma bouche.

— J’en ferai l’annonce moi-même, en temps opportun, gronda-t-il.

Je détachai ses doigts de mes lèvres.

— Inutile de me bâillonner, dis-je. J’ai seulement été surprise par votre déclaration, vous qui avez constamment affirmé ne pas vous intéresser à l’affaire. À vrai dire, j’ai découvert, moi aussi, l’identité de la personne en question.

— Ah, vraiment ?

— Oui, vraiment.

Nous nous mesurâmes du regard.

— Auriez-vous l’obligeance de m’éclairer ? dit-il enfin.

— Non. Je crois connaître la vérité ; mais si jamais je me trompe, vous m’en rebattrez les oreilles jusqu’à la fin de mes jours. En revanche, si vous voulez m’éclairer…

— Non.

— Ah ! Vous n’êtes pas sûr, vous non plus.

— Je l’ai dit.

De nouveau, nous échangeâmes des regards circonspects.

— Vous n’avez aucune preuve, dis-je.

— C’est là que réside la difficulté. Et vous… ?

— Pas encore. J’ai l’espoir d’en obtenir.

— Humph ! Peabody, je vous implore de ne rien entreprendre d’inconsidéré en mon absence. Si vous consentiez à vous confier à moi…

— Sincèrement, Emerson, je le ferais si cela pouvait se révéler utile. Pour le moment, mes soupçons sont fondés sur une simple intuition, or je sais en quel mépris vous tenez ce genre de choses. Vous m’avez moquée assez souvent pour cela. Dès que j’aurai une preuve concrète, promis, je vous le dirai.

— Fort bien.

— Vous pourriez me rendre la politesse.

— Écoutez, voici ce que nous allons faire. Écrivons chacun sur un papier le nom de la personne que nous soupçonnons et mettons-le dans une enveloppe cachetée. Quand cette affaire sera terminée, le survivant – s’il y en a un – verra ainsi qui avait raison.

Je jugeai cette tentative d’humour tout à fait déplacée, et je le signifiai à Emerson. Nous suivîmes cependant sa suggestion et plaçâmes les enveloppes scellées dans le tiroir de notre table.

Cela fait, Emerson partit. J’avais espéré disposer d’un moment à moi, afin de jeter quelques notes sur le papier et de réfléchir aux moyens d’obtenir la preuve dont j’avais parlé. Las ! le temps de la réflexion ne me fut point accordé, car les tâches se succédèrent sans interruption. Après avoir expédié Karl dans la Vallée pour relever Mr. O’Connell, je m’entretins avec le Dr Dubois, qui était venu visiter Arthur. Lorsque je lui fis part de mon idée d’un bouillon de poulet pour fortifier le malade, il eut une réaction positivement grossière.

Je conduisis ensuite le médecin à la cabane où reposait le corps d’Armadale. Je constatai avec plaisir qu’on avait tenté de conférer un semblant de dignité à cette « chapelle ardente » improvisée. Le corps du malheureux était décemment enveloppé dans un drap blanc et, sur sa poitrine, était posé un petit bouquet de fleurs. Sans doute Mary était-elle à l’origine de ces dispositions ; je déplorai de n’avoir pas été là pour la soutenir dans sa pénible tâche.

Dubois ne fut pas du moindre secours. Après un examen superficiel à l’extrême, il parvint à la conclusion qu’Armadale était mort d’insolation – hypothèse parfaitement ridicule, comme je ne manquai pas de le lui faire remarquer. Il se montra encore plus vague sur la date du décès. Les conditions atmosphériques qui prévalaient dans la grotte, où Armadale avait été retrouvé, étaient celles-là même qui produisaient tant de momies en excellent état, de sorte que la dessiccation – plus que la décomposition – avait affecté le cadavre. Dubois estima que la mort remontait au minimum à deux jours et au maximum à deux semaines.

La visite terminée, je me consacrai aux besoins des vivants. Pour commencer, je commandai à Ahmed le bouillon de poulet ; puis je regagnai ma chambre à la hâte pour accomplir une tâche trop longtemps ajournée. Seuls les troublants incidents qui s’étaient succédé, requérant toute mon attention, m’avaient fait négliger ce devoir pressant. Du moins ce retard me permettait-il d’envoyer à la mère d’Arthur Baskerville des nouvelles plus encourageantes. Tandis que je m’efforçais de rédiger une missive à la fois péremptoire et apaisante, je m’avisai que je ne connaissais ni le nom complet ni l’adresse de Mrs. Baskerville. Après réflexion, je décidai d’expédier la lettre aux autorités de Nairobi ; avec toute la publicité qui entourait la mort de Lord Baskerville, ils seraient certainement en mesure de localiser la veuve de son frère.

À peine avais-je terminé ma missive que Lady Baskerville me convoqua au salon pour l’aider à expliquer à la police comment le corps d’Armadale avait été retrouvé. Après moult tracasseries bureaucratiques, les documents officiels furent enfin remplis. Armadale n’avait pas de famille, hormis des cousins éloignés qui vivaient en Australie. On décida qu’il serait enterré dans le petit cimetière européen de Louxor, tout retard en la matière étant à la fois inutile et malsain. Voyant que Lady Baskerville menaçait de retomber dans les sanglots et les soupirs, je lui promis de prendre toutes les dispositions nécessaires.

Lorsqu’Emerson revint, en milieu d’après-midi, j’avoue que ma constitution de fer commençait à donner des signes de faiblesse – car, dans l’intervalle, en sus des tâches que j’ai énumérées plus haut, j’étais allée voir le malade pour lui faire avaler de force un peu de bouillon, j’avais interrogé Mr. O’Connell à son retour de la Vallée et pansé sa main blessée, et j’avais eu droit à une acrimonieuse dispute avec Mrs. Berengeria à la table du déjeuner. À l’instar de bien des ivrognes, elle avait d’étonnantes facultés de récupération ; quelques heures de repos l’avaient complètement remise sur pied et, quand elle fit irruption dans la salle à manger, elle portait à nouveau son effroyable costume. Le parfum entêtant dont elle s’était aspergée ne masquait pas totalement les preuves olfactives de son manque d’intérêt pour les règles les plus élémentaires de l’hygiène corporelle. Ayant appris la mort d’Armadale, elle se lança dans d’épouvantables prédictions de désastres à venir, s’interrompant par instants afin de mastiquer les aliments qu’elle enfournait dans sa bouche. Lady Baskerville quitta précipitamment la table, ce que j’aurais mauvaise grâce à lui reprocher. Vandergelt l’imita, mais je me sentis tenue de rester jusqu’à ce que Berengeria, à force de se gaver, eût sombré dans un état de semi-hébétude. Lorsque je la priai de regagner sa chambre, cela eut pour effet de la ranimer et de provoquer la fameuse dispute, au cours de laquelle elle proféra un certain nombre de remarques personnelles injustifiées et affirma son intention de reconquérir son amant réincarné, Touthmôsis-Ramsès-Amenhotep le Magnifique-Sethnakht.

Quand Emerson entra dans notre chambre (par la fenêtre), il me trouva allongée sur le lit, la chatte à mes pieds. Il accourut à mon chevet, laissant choir la brassée de documents qu’il portait.

— Peabody, ma chère petite !

— Tout est en ordre, lui assurai-je. Je suis un peu fatiguée, c’est tout.

Emerson s’assit près de moi et essuya son front moite de sueur.

— Vous ne pouvez me reprocher d’être alarmé, mon amour. Je ne me rappelle pas vous avoir jamais vue au lit dans la journée, du moins, pas pour vous reposer. Quelle est la cause de cette lassitude inhabituelle ? La police est-elle venue ?

Je lui fis un résumé succinct, ordonné, des événements de la journée.

— Quels pénibles moments vous avez dû vivre ! dit-il. Ma pauvre amie, je regrette tant de n’avoir pu être avec vous…

— Allons donc ! Vous ne regrettez rien du tout. Vous êtes soulagé d’avoir manqué toutes ces calamités, surtout Mrs. Berengeria.

Emerson eut un sourire penaud.

— Je confesse que cette créature a le don de me faire sortir de mes gonds, presque autant que vous, mon amour.

— Elle est chaque jour plus épouvantable, Emerson. Les voies de la Providence sont impénétrables, certes ; loin de moi la pensée de contester ses décrets. Toutefois, je ne puis m’empêcher de me demander pourquoi Mrs. Berengeria peut prospérer en toute impunité alors que d’aimables jeunes hommes comme Alan Armadale sont cruellement foudroyés. Ce serait un acte de pure générosité que de la rayer de ce monde.

— Allons, Amelia, calmez-vous. J’ai là de quoi vous faire retrouver votre équanimité : le premier courrier en provenance d’Angleterre.

Feuilletant les enveloppes, je tombai sur une écriture familière. Je ne saurais nier qu’un sentiment longtemps réprimé – par stricte nécessité – s’insinua en moi.

— Une lettre de Ramsès ! Pourquoi ne l’avez-vous point ouverte ? Elle nous est adressée à tous les deux.

— Je préférais que nous la lisions ensemble. Emerson s’allongea en travers du lit, les mains sous la nuque, et je décachetai l’enveloppe.

Ramsès avait appris à écrire dès l’âge de trois ans, dédaignant l’art rudimentaire des lettres « en bâtons ». Son écriture, quoique mal formée, proclamait les traits essentiels de son caractère ; elle était grande et étalée, avec des signes de ponctuation affirmés. Il prisait l’encre très noire et les plumes à pointe large.

— « Chers papa et maman », lis-je. « Vous me manquez beaucoup. »

Emerson émit un son étranglé et détourna la tête.

— Ne cédez pas encore à l’émotion, dis-je en parcourant les lignes suivantes. Attendez de savoir pourquoi nous lui manquons. « Nounou est très cruelle et ne veut pas me donner des bonbons. Tante Evelyn voudrait bien, mais elle a peur de Nounou. Donc, je ne suis pas allé dans une confiserie depuis que vous êtes partis et je trouve que vous avez été cruels et messants (je reproduis telle quelle l’orthographe de Ramsès) de me laisser. Oncle Walter m’a donné la fessée hier… »

Emerson se redressa vivement. La chatte, indisposée par ce mouvement brusque, laissa échapper un feulement de protestation.

— Quoi ? Le misérable ! Comment ose-t-il lever la main sur Ramsès ? Jamais je ne l’aurais cru capable de cela !

— Moi non plus, dis-je avec satisfaction. Veuillez me laisser poursuivre, Emerson. « Oncle Walter m’a donné la fessée hier, simplement parce que j’ai arraché des pages de son dixonère. J’avais besoin de m’en servir. Il tape vraiment très fort. Je n’arracherai plus des pages de son dixonère. Après, il m’a montré comment écrire « Je vous aime, maman et papa » en hiéroglyphes. Voilà ce que ça fait. Votre fils, Ramsès. »

Emerson et moi contemplâmes ensemble la ligne irrégulière de pictogrammes. Les signes se brouillèrent quelque peu devant mes yeux ; cependant, comme toujours quand il s’agissait de Ramsès, un mélange d’irritation et d’amusement tempéra ma sentimentalité.

— C’est typique de Ramsès, dis-je en souriant. Il ne sait pas orthographier « dictionnaire » et « méchant », mais il écrit « hiéroglyphes » sans une faute.

— Je crains fort que nous n’ayons engendré un monstre, convint Emerson en riant.

Il se mit à chatouiller Bastet sous le menton. La chatte, contrariée d’être ainsi réveillée, lui saisit la main et la mordilla avec application.

— Ce qu’il faut à Ramsès, dis-je, c’est de la discipline.

— Ou un adversaire à sa mesure.

Libérant sa main des crocs et des griffes de la chatte, il examina l’animal d’un air songeur.

— Amelia, je viens d’avoir une inspiration.

Je ne lui demandai point de précisions. Je préférais ne pas savoir. J’entrepris de dépouiller le reste du courrier, qui comprenait une longue lettre affectueuse d’Evelyn me rassurant sur la santé et le bonheur de Ramsès. En bonne tante qu’elle était, elle ne mentionnait même pas l’incident du dictionnaire. Emerson ouvrit ses lettres personnelles. Au bout d’un moment, il soumit deux documents à mon inspection. L’un était un télégramme de Grebaut, annulant le permis de fouilles d’Emerson et lui intimant de réengager les gardes qu’il avait congédiés. Lorsque j’eus parcouru la dépêche, Emerson la chiffonna et la jeta par la fenêtre.

Le second document était une coupure de journal envoyée par Mr. Wilbour. L’article, sous la signature de Kevin O’Connell, décrivait avec force détails non seulement la dégringolade du journaliste dans l’escalier de l’hôtel Shepheard, mais aussi l’épisode du couteau dans la penderie. L’informateur de Mr. O’Connell l’avait toutefois mal renseigné : le couteau, présenté comme « un poignard incrusté de pierreries, digne d’être porté par un pharaon », était censé avoir été trouvé planté au centre de la table de chevet.

— Attendez que je mette la main sur ce chenapan ! maugréai-je.

— Au moins, il n’a pas manqué à sa parole, dit Emerson avec une surprenante indulgence. Cet article a été rédigé voici plusieurs jours, avant que nous ayons conclu notre accord. Souhaitez-vous modifier le nom que vous avez mis dans votre enveloppe, Amelia ?

Il me fallut un moment pour comprendre de quoi il parlait. Je répondis alors :

— Certainement pas. Et vous-même ?

— Mon opinion est inchangée.

Un grondement sourd de Bastet nous avertit que quelqu’un approchait. Un instant plus tard, on frappa un coup à la porte. J’allai ouvrir et fis entrer Daoud.

— La sainte femme vous demande de venir, dit-il. Le malade est réveillé et parle.

Emerson brandit son poing devant le visage de l’homme éberlué.

— Crénom, Daoud, parlez moins fort ! Personne ne doit être au courant. À présent, regagnez votre poste et tenez votre langue.

Daoud obtempéra tandis que nous gagnions, en toute hâte, la chambre d’Arthur.

La religieuse était penchée sur le lit, de même que Mary. En dépit de la faiblesse du blessé, les deux femmes devaient unir leurs forces pour l’empêcher de s’asseoir.

— Qu’il ne bouge pas la tête ! m’écriai-je, alarmée.

Emerson s’approcha du lit. De ses grandes mains tannées, à la fois si fortes et si douces, il immobilisa la tête d’Arthur, qui, aussitôt, cessa de se débattre et ouvrit les paupières.

— Il est réveillé ! s’extasia Mary. Me reconnaissez-vous, monsieur… je veux dire, Lord Baskerville ?

Mais les yeux bleus, hébétés, gardèrent un regard absent. S’ils se fixèrent, ce fut sur quelque objet en suspens dans l’espace, invisible pour nous autres.

J’ai toujours soutenu que les différents stades de la semi-conscience, y compris le coma profond, n’impliquaient pas nécessairement l’arrêt total des sensations. Les fonctions de communication sont interrompues, certes, mais qui peut affirmer que le cerveau cesse d’enregistrer ou que l’ouïe est hors d’usage ? Forte de cette conviction, je m’assis près du lit et approchai ma bouche de l’oreille du blessé.

— Arthur, c’est Amelia Emerson qui vous parle. Vous avez été assommé par un agresseur encore inconnu. N’ayez crainte, je veille sur vous. Si seulement vous pouviez répondre à une ou deux questions…

— Comment diantre voulez-vous qu’il le puisse ? protesta Emerson dans ce rugissement étouffé qui, chez lui, passe pour un murmure. Le pauvre garçon a déjà fort à faire pour respirer. Ne l’écoutez pas, Milverton… euh… Baskerville.

Arthur ne prêta aucune attention à nos déclarations respectives. Il continua de fixer le vide avec fascination.

— Il paraît plus calme, dis-je en français à la religieuse. Cependant, je redoute un nouvel accès d’agitation ; pensez-vous que nous devions l’attacher au lit ?

La sœur répondit que le Dr Dubois, ayant prévu la possibilité d’un réveil surexcité, lui avait donné un médicament à administrer si le cas se présentait.

— J’ai été prise au dépourvu, conclut-elle d’un air d’excuse. C’est arrivé si subitement… Mais ne craignez rien, madame, je peux m’occuper de lui.

Mary s’était effondrée sur une chaise, pâle comme… j’allais écrire : « comme un linge », ou « comme la mort », ou quelque autre de ces métaphores communément employées. Cependant, pour être strictement exacte, je dois préciser qu’une carnation aussi brune que la sienne ne saurait virer au blanc pur. Sa lividité évoquait plutôt la teinte délicate d’un café bien allongé de lait – trois quarts de lait pour un quart de café, disons.

Soudain, nous nous pétrifiâmes en entendant une voix étrange. C’était celle du jeune Arthur ; mais, si je la reconnus, ce fut uniquement parce qu’elle ne pouvait appartenir à personne d’autre. Ces intonations suaves, monocordes, ne rappelaient en rien sa manière habituelle de parler.

— La belle est venue… Belle aux mains douces, au visage ravissant. Au son de sa voix l’on se réjouit…

— Saperlotte ! s’exclama Emerson.

— Chut ! fis-je.

— Dame de joie, la bien-aimée… Elle porte les deux sistres dans ses mains adorables…

J’attendis la suite, retenant mon souffle au point d’en avoir la poitrine douloureuse, mais Arthur Baskerville ne parla pas davantage ce jour-là. Ses paupières tavelées se refermèrent sur ses yeux fixes.

— Il va dormir, à présent, dit la nonne. Je vous fais mes compliments, madame. Ce jeune homme survivra, je crois.

Son calme me parut surhumain, jusqu’au moment où je m’avisai qu’elle était la seule d’entre nous à n’avoir pas compris un traître mot. Pour elle, le malade avait tout bonnement bredouillé, dans son délire, des syllabes dépourvues de signification.

La réaction de Mary penchait davantage vers la perplexité que vers la stupéfaction incrédule qui nous avait saisis, Emerson et moi.

— De quoi parlait-il ? demanda-t-elle.

— Allez savoir ! gémit Emerson.

— Il extravaguait, dis-je. Mary, une fois encore, je vais vous prier de regagner votre chambre. Il est ridicule que vous restiez ici des heures et des heures. C’est touchant, mais ridicule. Allez faire un somme, ou vous promener, ou bavarder avec la chatte.

— J’appuie cette motion, dit Emerson. Reposez-vous, miss Mary ; j’aurai sans doute besoin de vous plus tard.

Après avoir escorté la jeune fille jusqu’à sa chambre, nous nous regardâmes avec la même expression de stupeur.

— Vous avez entendu comme moi, Peabody, dit Emerson. Du moins, je l’espère ; sinon, j’ai été victime d’une hallucination auditive.

— J’ai bel et bien entendu. Il s’agissait des titres de la reine Néfertiti, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Des phrases si tendres… Je suis persuadée, Emerson, que c’étaient les compliments que Khuenaton – Akhenaton, pardonnez-moi – adressait à son épouse adorée.

— Amelia, vous avez un talent absolument sans égal pour vous écarter du sujet. Comment diantre ce jeune homme ignare connaissait-il ces mots ? Il nous a déclaré lui-même qu’il n’avait aucune notion d’égyptologie.

— Il doit y avoir une explication logique.

— C’est bien évident. Toutefois… il faisait un peu penser à Mrs. Berengeria en proie à l’une de ses crises, vous ne trouvez pas ? À la différence près que ses divagations à lui étaient beaucoup plus exactes que celles de cette femme.

— Sapristi, m’exclamai-je, il a dû entendre ces titres dans la bouche de Lord Baskerville ou d’Armadale, à un moment ou à un autre ! On dit que le cerveau endormi retient tout, bien qu’il n’en garde aucun souvenir à l’état de veille.

— Qui dit cela ?

— J’ai oublié. Je l’ai lu quelque part ; c’est une toute nouvelle théorie médicale. Si extravagant que cela paraisse, c’est moins insensé que…

— Très juste, convint Emerson. Ces considérations mises à part, Peabody, avez-vous songé que les divagations de ce jeune homme avaient peut-être un lien avec l’identité du meurtrier de Lord Baskerville ?

— Cet aspect de la question ne m’avait point échappé, vous pensez bien.

Emerson partit d’un rire tonitruant et m’enlaça dans ses bras.

— Vous êtes indestructible, Peabody ! Dieu soit loué pour votre force de caractère. Je ne sais ce que je deviendrais sans vous, car je me fais l’effet d’un antique aurige s’efforçant de contrôler une demi-douzaine de fougueux coursiers. À présent, il me faut repartir.

— Où donc ?

— Oh, çà et là. J’organise une petite représentation théâtrale, ma chère… une authentique fantasia égyptienne. Elle aura lieu ce soir même.

— Voyez-moi cela ! Et où doit-il se tenir, ce spectacle ?

— À la tombe.

— Que désirez-vous que je fasse ? C’est une simple question ; je ne vous promets rien.

Emerson se frotta les mains en gloussant.

— Je me fie à vous, Peabody. Faites part de mes intentions à Lady Baskerville et à Vandergelt. S’ils souhaitent passer la nuit à l’hôtel, libre à eux, mais pas avant que mon spectacle ne soit terminé. Je veux que tout le monde y assiste.

— Y compris Mrs. Berengeria ?

— Humph ! À la réflexion, oui. Elle pourrait bien apporter un certain je ne sais quoi.

L’appréhension me saisit : quand Emerson se met à parler français, c’est qu’il mijote quelque chose.

— Vous mijotez quelque chose, lui dis-je.

— De fait.

— Et vous espérez que je me soumette docilement…

— De votre vie, jamais vous ne vous êtes soumise docilement à quoi que ce soit ! Vous collaborerez avec moi – tout comme je le ferais avec vous – parce que nous ne faisons qu’un. Nous nous connaissons par cœur. Vous devinez, j’en suis sûr, quel est mon plan.

— En effet.

— Et vous m’aiderez ?

— Oui.

— Je n’ai pas besoin de vous dire que faire.

— Je… Non.

— Dans ce cas, à bientôt, Peabody chérie.

Il m’étreignit avec tant de ferveur que je dus m’asseoir sur un banc, le temps de reprendre mon souffle.

En réalité, je n’avais pas la plus petite idée de ce qu’il préparait.

Lorsqu’il atteint ces sommets d’intensité émotionnelle, Emerson peut balayer tous les obstacles. Subjuguée par ses yeux ardents et sa voix fervente, j’aurais consenti à n’importe quoi, jusque et y compris l’auto-immolation. (Je ne lui ai jamais montré qu’il avait cet effet-là sur moi, naturellement ; ce serait néfaste pour son caractère.) Après son départ, je fus en mesure de réfléchir plus calmement – et, bientôt, un embryon d’idée se fit jour dans mon esprit.

Les hommes, pour la plupart, sont raisonnablement utiles en cas de crise. La difficulté réside dans le fait de les convaincre que la situation a atteint un point critique. De par sa supériorité sur les autres représentants de son sexe, Emerson était plus efficace qu’eux – mais, aussi, plus difficile à convaincre. Il avait fini par admettre qu’un assassin courait en liberté ; il avait concédé que la responsabilité de démasquer le scélérat nous incombait.

Mais quelle était, au fond, la principale préoccupation d’Emerson ? La tombe, bien sûr ! Permettez-moi d’être franche. Emerson expédierait joyeusement le globe tout entier et ses habitants (à quelques rares exceptions près) au fin fond des enfers pour préserver de l’extinction un poussiéreux fragment d’histoire. Par conséquent, ses activités de ce soir avaient certainement pour but d’atteindre son désir le plus cher : la reprise des travaux dans la tombe.

Je suis persuadée, cher lecteur, que vous pourrez suivre mon raisonnement jusqu’à sa conclusion logique. Rappelez-vous le goût d’Emerson pour la comédie ; gardez à l’esprit le regrettable penchant de l’espèce humaine pour la superstition la plus crasse ; faites preuve d’imagination… et je ne doute point que vous attendrez avec autant d’impatience que moi la fantasia d’Emerson.

La malédiction des pharaons
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